Interview « Vanity Fair » : Mika, engagé poétique

Mika sort ce 1er décembre « Que ta tête fleurisse toujours », un premier album tout en français : l’occasion, autour de douze titres pop et intimistes, d’évoquer les identités multiples, la poésie de Jane Birkin et la construction d’une formidable et étonnante maison mentale.

Mika n’est jamais là où vous pensez le trouver. En cette fin d’automne, nous l’avons retrouvé à Paris à l’occasion de la sortie de « Que ta tête fleurisse toujours », un sixième album entièrement écrit et chanté… en français. Le caméléon multi-talents, capable d’animer une émission de télévision grand public comme de subjuguer la Philharmonie de Paris avec une version symphonique de ses plus grands succès, est une star non seulement dans l’Hexagone, mais aussi en Italie, en Amérique et au Royaume-Uni. À la veille de la sortie de cet opus aussi pop que sensible, c’est du côté de la place de la Concorde, miraculeusement baignée de soleil, que l’on retrouve un jeune homme de 40 ans en costume de velours clair, grand sensible à l’œil espiègle, capable aussi bien d’évoquer le maelström lumineux et revendiqué de ses identités plurielles que la disparition des êtres chers, les injonctions contradictoires de la société de consommation et la construction, tout en intimité, de ce qu’il appelle une maison « à soi ». Au tempo dansant d’une Calypso apocalyptique, récit d’une rencontre automnale, à l’heure où le chanteur finalise sa tournée européenne du mois de mars 2024.

À l’heure où sort cet album entièrement en français, on se demande quel Mika nous rencontrons ici : le Mika français, l’amoureux de l’Italie, le Mika américain, le Mika libanais…? Vous chantez d’ailleurs toutes ces identités dans la chanson « Passager »…

Vous savez, ici, je suis français, aux États-Unis, je suis anglais, et en Angleterre, on me dit américain… Dans la presse britannique, on a longtemps écrit que j’étais trop « expressif » pour les Anglais. Le Telegraph disait que j’était trop « latin ». Et je ne parle pas des commentaires homophobes qui ont continué… Aujourd’hui, heureusement, ça a changé. À un moment, je me suis dit que ces commentaires étaient peut-être des compliments méchamment écrits. Et n’oubliez pas mon côté italien : il n’y a qu’en Italie qu’existe cette façon de se réunir, de se retrouver entre gens différents et de passer des moments formidables, même si l’on s’engueule. Mais l’Italie est arrivée plus tard : longtemps, j’ai pu chanter du Scarlatti tout en étant incapable de commander un café.

Ce mélange d’identités , d’histoires, d’origines en dit beaucoup sur vous mais aussi sur l’époque…

J’ai toujours connu ça : cette incapacité à être placé, à être situé quelque part, précisément. Ça vient beaucoup de ma famille. Ma mère était d’origine libano-syrienne, tout en étant née à New York. Son père venait de Damas, il avait 60 ans, et sa mère, qui parlait à peine anglais, était beaucoup plus jeune. Quant à mon père, c’est un Américain, mais né à Jérusalem, qui a vécu au Caire, et pour qui le Moyen-Orient aura été un des grands amours de sa vie. Mon père et ma mère se sont croisés à un cocktail. Ils se sont retrouvés plus tard, dans un café, mon père a déclaré sa flamme… et il se sont mariés.

Il y a quelque chose de terriblement romanesque dans toutes ces histoires.

Disons que ce sont plein de facettes différentes, et que certaines rencontres, certaines situations sont le résultat d’un instant, d’une étincelle, d’un KO… Ça peut être poétique, et dangereux aussi. Mais aujourd’hui, si les gens se demandent ce que je suis et ce que je représente, je trouve ça fabuleux.

Parce que tout relève du mystère?

Je suis habité par cette idée que l’on naît d’abord d’une transmission de cultures, même avant de les vivre véritablement. Ça vous marque irrémédiablement. C’est quelque chose que l’on retrouve dans des livres d’immigrés, des livres de deuxième génération, dans Tout est illuminé de Jonathan Safran Foer : la transmission du déracinement. Moi, la musique m’a permis de réunir et de transformer ces choses un peu différentes et de me construire une maison. Une maison comme une idée : mentale. On ne peut pas me l’enlever, les huissiers ne viendront pas frapper à la porte de cette maison mentale.

Qu’est ce que vous appelez votre maison mentale?

On a vécu beaucoup de choix radicaux dans ma famille. Quand j’en étais à mon troisième album, j’avais une carrière en France, aux États-Unis, je voyageais toujours en Asie, en Italie. Je vivais à Londres, et j’étais tellement obsédé par cette idée d’une maison à moi que je m’étais installé dans un studio, en dessous de chez ma mère, pour mettre de l’argent de côté et acheter quelque chose. C’est ce que j’ai fait. Voilà : pour la première fois, j’avais ma maison. Mais le problème, c’est que je ne suis pas ma mère, je ne suis pas mon père. Il n’y avait pas la vieille dame libanaise toujours installée sur la troisième marche de l’entrée, qui a fini par vivre chez nous jusqu’à sa mort à 98 ans. Ni Brinker, la première personne que nous ayons rencontrée dans le hall, et qui dormait chez nous alors qu’il faisait ses études et ratait ses examens, et qui me disait, quand je m’énervais avec mes sœurs : « Relax, take it easy… » J’ai réalisé que j’avais acheté des murs parce que ça me rassurait. Mais je me suis rendu compte que ce n’était pas les murs l’important, mais la culture dans les murs, même quand ils ne vous appartiennent pas, et la chaleur humaine que vous y créez.

Qu’est ce-que cela a changé en vous?

Je me suis dit : il faut se mettre en marche et créer à mon tour une troupe, comme celle que mes parents ont créée. Je me suis dit : j’y vais. J’ai arrêté de faire semblant, de penser que les voyages n’étaient que les tournées. J’ai amélioré ma connaissance des langues, j’ai rencontré des artistes, des auteurs… À Milan, au moment où mon italien me le permettait, je me suis retrouvé avec un standing lunch engagement chaque jeudi, pendant deux ans, avec l’écrivain Dario Fo, que j’avais étudié à l’école… J’ai fait la même chose partout, j’ai voyagé, et cette troupe a commencé à se former. Même à la télé : j’apporte mon propre monde, mes tenues sur mesure. Les perles de Valentino, les chaussures à message de chez Christian Louboutin, ça a été une façon de construire ma maison, mais sans les murs de mon enfance.

Vous êtes devenu « adulte »?

Oui, en tout cas selon ma mère qui s’en est rendu compte. Elle m’a dit : « Ne fais pas ton trou du c…, si tu penses que tu peux prendre tout ce que je t’ai apporté et me laisser moisir à la maison, va te faire f… Je viens. » Et elle est venue. Tout le monde connaissait ma mère, et même simplement l’idée de ma mère, qui n’était plus cette femme qui me conduisait en Toyota de mes 8 à 15 ans pour aller chanter. Et puis l’urgence et la joie du chaos étaient revenues dans ma vie depuis le premier album, avec ces différentes cultures qui ont pris chacune leur place sans avoir à s’excuser. Bien sûr, il y a une partie de moi qui est française, une italienne, une américaine, une libanaise… est-ce que tout doit se mélanger pour autant ? Non, pas nécessairement.

C’est un album entièrement en français : qu’est-ce que cela signifie pour vous aujourd’hui?

C’est le bon moment. Une manière ouverte et candide, si vous le voulez, de dire que le français a sa part dans mon identité concrète pour le reste de ma vie, et que j’en suis fier. Même si je sais que c’était un risque. Ma palette d’écriture est plus limitée, je parle le français beaucoup mieux que je l’écris. Mais bizarrement, dans cette palette réduite, je suis allé plus vite à l’essentiel. Ça a renforcé une qualité pop anglo-saxonne : des mots simples pour exprimer des situations complexes et très larges.

Vous rendez hommage à Jane Birkin, qui a été aussi un extraordinaire cocktail d’identités…

C’est amusant, la manière dont les Anglais ont en quelque sorte réclamé Jane Birkin. Après tout, c’est la chose la plus chic au monde que de s’approprier Jane Birkin. Pour moi, les gens peuvent disparaître, l’idée reste. Jane Birkin, c’est l’érosion des frontières entre deux cultures, pas seulement française et anglaise, mais aussi le haut et le bas, la pudeur et le côté dévêtu, l’intellectuel et le populaire. Je trouve que c’est l’exemple parfait de la responsabilité idéale de chaque artiste : s’engager poétiquement, à 100 %. Pour moi, c’est une envie qui se développe toujours plus et surtout, une ambition.

Qu’y a-t-il de britannique dans cet album?

Une attention très anglaise aux détails. Je l’ai pensé comme un soleil, je voulais de la chaleur même dans des moments qui évoquent la mort, par exemple dans C’est la vie. Cet album, c’est une bulle, on peut y rentrer, l’écouter seul : c’est une succession de petites histoires reliées entre elles par la musique. Il y a cette idée de la connexion, de l’accessibilité, de la profondeur.

Comment l’avez-vous conçu?

Je voulais l’écrire d’une manière très précise. Et pour cela, je me suis entouré de deux personnes : Doriand, qui a beaucoup d’expérience (il a écrit pour Lio, Polnareff, Bashung… ndlr) et Carla De Coignac, qui a 22 ans, qui est bluffante, à la fois touchante et tough. C’est un énorme contraste entre les deux, et je voulais ce clash. Il y a aussi d’autres compositeurs, Renaud Rebillaud, qui m’exprimait vraiment une envie de faire de la pop à ADN anglo-saxon, Valentin Marceau… C’est un petit comité. On a enregistré une grande partie en Toscane. Et je peux vous dire qu’une partie de l’équipe italienne chante désormais en français depuis un an.

À l’heure du streaming, que représente la réalisation d’un album entier?

C’est la chose qui me torture le plus. L’idée de tout livrer, de le finir, de tout soigner, c’est dur, et je crois que je suis probablement dur avec les autres. Mais tout est super important : chapitrer mon travail et ne pas être trop guidé par un vent numérique. Le vent numérique, il vous déstabilise et vous emmène loin de l’idée sur laquelle vous devez vous concentrer, votre vision artistique. Quand je parle de vent, je pense aux streams : une chanson par ci, par là. Qui peuvent réserver des bonnes surprises : mes plus gros chiffres sont arrivés d’une manière inattendue, de Big Girl aux États-Unis à Popular Song au Royaume-Uni – une chanson que la maison de disques ne voulait pas sortir. Donc l’album est important pour me concentrer et pour me lancer des défis. Je ne suis pas écrivain comme ceux qui écrivent des livres – et je trouve ça impossible qu’un jour on puisse ne plus écrire de livres…

Vous aimez les objets, et l’album est aussi un objet physique…

Il sort en vinyle et en CD avec une utilisation minimale du plastique. Si l’objet est beau, s’il dure, ça vaut le coup.

Y a-t-il des chanteurs français qui vous ont marqué?

Je suis obsédé par Françoise Hardy. Elle le sait. Et qu’elle le sache, gentiment, c’est l’une des plus belles choses de ma vie. Mais il y a aussi Barbara, Georges Moustaki, Colette Magny que peu de gens connaissent. Et Trenet, et Brassens avec ses gorilles et ses bancs publics qui m’évoquaient Tintin. Il y a chez eux une certaine irrévérence, une manière de s’engager qui a marqué ma manière de voir la chanson française – et on retrouve ça, aussi, chez Orelsan. Ce qui est plus dur, aujourd’hui, c’est que les communautés d’artistes se sont un peu dissipées, c’est souvent chacun son clan : j’aimerais qu’on soit plus réunis.

Si vous fêtez la sortie de l’album…

C’est moi qui cuisine, qui choisis les fleurs, et de très bons vins. Tout sera basé sur la couleur, les mélanges : un plat italien avec des épices, des teintes, des acidités du Liban dessus. Des plats traditionnels français auxquels on rajoute des herbes, des couleurs… Dans la cuisine que j’aime, il y a toujours de la couleur, du parfum, et quelque chose qui croque. Et bien sûr du très bon vin, français ou du nord de l’Italie.

Source : Vanity Fair