Rencontre « Le Figaro » – Mika et Lang Lang : « Comment la musique a changé nos vies »

Réunis à Cardiff à l’occasion d’une émission de la télévision britannique, le chanteur pop et le pianiste classique ont accepté de se lancer dans un dialogue inédit, en exclusivité pour «Le Figaro Magazine», sur leur enfance, leur formation, leur rapport au public… Et les raisons de leur admiration mutuelle. (Photos : Vincent Boisot – Article : François Delétraz)

Mika et Lang Lang dans la salle des pas perdus de la gare de Cardiff, où sera enregistrée l’émission «The Piano».

En une saison, «The Piano» s’est imposée comme une émission phare de Channel 4, la quatrième chaîne de télévision de la BBC. Le concept est connu: un télé-crochet pour jeunes talents avec un jury composé de vedettes. Ici, le pianiste Lang Lang face à la pop star Mika. La nouveauté tient au fait que les candidats jouent sur les pianos mis à la disposition des usagers des gares et non sur un plateau de télévision.

C’est ainsi que les caméras de la chaîne ont débarqué dans les gares de Cardiff, Manchester, Victoria Station à Londres, Liverpool et Édimbourg pour filmer les prestations des prétendants. Avec, en mémoire, la bouleversante lauréate de l’année dernière, Lucie. Talentueuse, aveugle, atteinte d’une maladie génétique, Lucie connaissait toutes les musiques et les avait apprises à l’oreille ou en touchant les doigts de son professeur…

Une émission pour les vrais amateurs

Aux candidats, l’émission ne pose qu’une condition: être de véritables amateurs. Autant dire n’avoir jamais reçu de rémunération pour jouer du piano. Le choix de la musique comme celui du genre est libre: classique, jazz ou variété. On peut aussi chanter en s’accompagnant au piano, ou même jouer ses propres compositions. Au terme du processus de sélection, cinq candidats – un par gare — se présentent pour la finale.

Nous nous sommes rendus à Cardiff pour assister à l’un de ces enregistrements. Un piano droit Steinway, partenaire de l’émission, trône au milieu de la salle des pas perdus. En toute discrétion, les jurés Lang Lang et Mika s’installent dans une salle ordinairement réservée aux techniciens pour commenter, devant les caméras, les prestations des musiciens. «Nous ne sommes pas là pour faire des stars», prévient tout de suite Mika. «Cela doit rester très humain», ajoute Lang Lang. De fait, si le stress des candidats est palpable, l’ambiance générale reste très bon enfant. L’animatrice Claudia Winkleman les accueille, leur pose quelques questions puis les invite à s’installer au piano pour qu’ils interprètent leur partition. La première candidate est une femme d’âge mûr, dans la vie conductrice de bus à impériale.

Elle est venue accompagnée d’un chœur amateur d’hommes à la retraite. Dans cette belle salle construite en 1850, leur musique crée une atmosphère particulière. On se croirait lors de la grève des mineurs au temps de l’inflexible Margaret Thatcher. Le moment est si fort que Mika et Lang Lang viennent féliciter la pianiste et ses amis. L’émotion submerge la troupe de musiciens amateurs, qui proposent aux deux stars d’interpréter l’air national gallois. Le mari de la pianiste, qui s’était tenu à l’écart, a les larmes aux yeux. On est très loin de l’ambiance de «The Voice».

Dans un studio éphémère, Mika et Lang Lang regardent les candidats jouer au piano et commentent leurs prestations.

Être dans l’ADN de la musique

Mika nous a d’emblée prévenus: «Vous êtes les premiers journalistes à entrer dans la délicate bulle de cette émission. Ici, on est dans le cœur de la musique, avec de vrais amateurs. Même si les interprétations ne sont pas toujours excellentes, elles sont authentiques et transmettent beaucoup d’émotions. On est dans l’ADN de la musique. Ce n’est pas Carnegie Hall ou Salle Pleyel, c’est une gare avec des gens ordinaires. Les moments peuvent être magiques.»

Après un après-midi d’enregistrement, nous avons proposé à Mika et Lang Lang d’écouter chacun un morceau interprété par l’autre, pour guetter leur réaction. On commence par un Nocturne de Chopin, joué par Lang Lang il y a vingt ans. Le concertiste le reconnaît aussitôt. Mika, par humilité devant Lang Lang, et le voyant totalement absorbé par la musique, n’ose pas commenter. Il finira simplement par dire que cet extrait le ramène «aux années où [il] faisai[t] du classique». Et de poursuivre: «J’ai écouté Lang Lang des années avant que nous nous rencontrions.»

Ces deux-là ont fait connaissance par le biais de Rich McKerrow et Ted Hill, les producteurs britanniques à qui l’on doit la brillante idée de les réunir pour une émission de télévision. «Ça a été très compliqué car nous étions tous les deux en tournée, courant d’un train, d’un avion à une salle de concert. Nous en savions peu sur ce projet, si ce n’est qu’il s’agirait de gens de la vraie vie, de pianos dans des gares, avec la garantie que nous pourrions parler sans aucune censure», raconte Mika. «Ce qui nous a plu, ajoute Lang Lang, c’était la simplicité de la formule. Et puis, il y avait, en plus, la rencontre de deux mondes très différents…»

Tous deux élevés à la musique classique

Petit à petit, Mika se montre plus volubile sur son rapport à la musique classique: «Quand j’écoute Chopin ou Rachmaninov, je suis dans un univers familier, mais cela m’oblige au plus grand des respects, car j’ai très tôt compris que je ne serais jamais assez bon pour interpréter ces compositeurs. Cela ne m’empêche pas pour autant d’en comprendre toutes les nuances, d’écouter les notes, d’écouter ce qu’il y a entre les notes.»

Et de nous raconter ses premiers essais au piano lorsqu’il était enfant. Des leçons particulières avec Alexander Ardakov, très bon interprète russe de Chopin. Mais le professeur, découragé par les difficultés techniques du bambin, finit par le confier à sa femme. Et celle-ci, à son tour, finit par expliquer au jeune Mika qu’il «ferait mieux de chanter»! Six mois plus tard, Mika chante, et avec passion, tant la musique est devenue le refuge de son enfance difficile.

«La musique était mon recours. Alors, évidemment, ce Nocturne de Chopin me rappelle les moments pas évidents de l’enfance.» Lorsque, par exemple, un instituteur dont il est la tête de turc l’oblige à rester assis sans bouger, sans même pouvoir aller aux toilettes. «Le chaos que vous ressentez en vous à ce moment-là, c’est la musique qui m’a permis de le surmonter.» Elle lui donne même un sens au monde, à la vie. Car «quelqu’un qui joue au piano crée son propre univers, son propre monde confirme Lang Lang. On se raconte une histoire de la vie avec des nuances, des contrastes, des contradictions. C’est une conversation avec soi-même à la fois philosophique et psychologique.»

Mika et Lang Lang ont pris le temps de répondre à nos questions.

Puis, c’est au tour de Lang Lang d’écouter la chanson Take it Easy de Mika, un de ses nombreux tubes. D’emblée, le concertiste lui pose des questions techniques sur le son très particulier du piano et de la guitare. «J’ai découvert qu’il existait d’autres musiques que le classique quand j’avais 7 ou 8 ans. C’était avec Michael Jackson et des artistes pop chinois. Ce fut un choc, mais cela ne m’a pas incité à changer de genre. Ma seule inquiétude était le fait d’avoir ou non du succès, et quand. Je m’entraînais tout le temps. Je ne faisais que ça.»

Malgré des personnalités et des abords très dissemblables, Mika et Lang Lang ont noué une véritable complicité, donnant à leur duo un charme irrésistible. «Je me souviens d’avoir écouté Mika seul au piano devant le Duomo de Milan. Je dois avouer que j’ai pleuré!

– Je joue pourtant au piano d’une manière très simple! s’étonne Mika.

– Mais c’est ce qui me plaît!» lui répond Lang Lang, qui se souvient aussi avoir été impressionné par la voix de son complice lorsqu’il avait chanté avec le contre-ténor Jakub Józef Orlinski, accompagné par l’orchestre baroque de l’Opéra royal de Versailles.

Si les deux artistes ont en commun une enfance difficile, leurs phénoménaux succès respectifs les ont-ils consolés de ces années qu’on ne souhaiterait à aucun enfant?

«Nous en avons parlé tous les deux. Est-ce que je peux le dire? demande Mika à Lang Lang. Oui, nous nous sommes en effet posé la question de l’incidence de ces années sur nos vies actuelles.» «C’est vrai qu’on a un peu vécu la même chose», ajoute Lang Lang. «Est-ce pour autant une revanche? interroge Mika, avant de poursuivre: Nous sommes, en tant qu’artistes, nés de ces difficultés.»

Si les parents de Mika ne poussaient pas la carrière de leur fils, il en fut autrement du père de Lang Lang, qui nourrissait des ambitions très personnelles à travers son rejeton. Était-ce trop pesant? «Difficile à dire quand les parents vous poussent à essayer de trouver votre chemin, et le langage qui vous permettra de vous exprimer, nous répond Lang Lang. Mon père a su découvrir très tôt mon talent. La mémoire oublie les moments les plus cruels, car j’ai très vite adoré donner des concerts.» Et Mika de souligner: «Quand vous êtes sur scène, vous devez laisser votre liberté prendre le dessus. Tout ceci fait partie de votre être, et nous faisons preuve d’une incroyable résilience. Rien n’est moins créatif que la colère de la revanche. La musique et la poésie, au contraire, nous permettent cette résilience.» «Même si c’est un mécanisme un peu complexe, car certaines choses reviennent en mémoire quand vous jouez des pièces sur lesquelles vous vous êtes acharné enfant, comme certaines sonates de Beethoven, intervient Lang Lang. La musique agit comme un flash-back: vous vous entendez les jouer comme des années auparavant et vous vous rappelez immédiatement ce que vous ressentiez alors.»

Mika est à l’abri de ces dangereux souvenirs. Il ne joue que son propre répertoire, quand Lang Lang interprète celui des grands compositeurs. Les voilà à évoquer Jean-Sébastien Bach, «si compliqué mathématiquement et spirituellement.Combien de temps as-tu attendu pour enregistrer les Variations Goldberg que tu jouais en concert depuis si longtemps? demande Mika.

– Vingt-huit ans, répond Lang Lang, en souriant, qui insiste sur le fait que le meilleur interprète de cette partition reste Glenn Gould, qui a tellement fait évoluer l’interprétation au fil des années.

– Moi aussi, j’aimerais changer les interprétations de mes chansons, mais ce n’est pas facile, avoue Mika. Les attentes du public sont phénoménales. Il aime réentendre encore et toujours les mêmes choses, comme pour se rassurer. Les gens payent un billet pour vivre une expérience. Ils ont besoin de reconnaître les tubes qu’ils ont aimés afin de se retrouver. Pourtant, refaire une chanson avec orchestre, c’est très jouissif. Même si elle est ainsi totalement différente.»

Pianiste et conductrice d’autobus, cette candidate est venue accompagnée d’un émouvant chœur d’hommes.

Un meilleur visage au monde

Sans doute est-ce pour cette raison qu’il a donné ce concert baroque à Versailles, dont il garde un souvenir enjolivé par la présence de sa mère, qui était venue alors qu’elle était au plus mal.

Si Mika a commencé à monter sur scène dès ses dix ans, «moyennant de petits cachets qu’[il] donnai[t] à [s]a mère», Lang Lang était, au même âge, une bête de concours avec obligation paternelle de les gagner. De cette période, ils ont hérité d’une véritable empathie pour les enfants. «Je me sens bien quand je suis avec eux, dit très calmement le concertiste. Nous avons des discussions très honnêtes, très vraies, et c’est chaque fois une grande expérience humaine. Ma chance est d’être citoyen du monde grâce à la musique. Je veux que d’autres en profitent.»

«La musique donne aux jeunes un meilleur visage du monde, ajoute Mika qui, au Liban, a connu la guerre. Elle peut changer la vie des enfants comme elle a changé la nôtre. Elle renforce la communauté humaine. Une communauté musicale est transsociale. Elle oblige à la réciprocité. Et cela donne des fondations aux hommes de demain.»

Source : MikaWebsite[.Com!]Le Figaro